AUTO-BIOBIBLIOGRAPHIE

22.1.1932 – 16.9.2004

Né à Milan en 1932 de parents milanais, le second de deux enfants. Entre dix et treize ans à la campagne, déplacé, lit beaucoup de poésies et de romans. De retour à Milan, le collège et le lycée, qu’il fréquente sans grande assiduité. En 1950 bac classique, en candidat libre. Il s’inscrit en Droit. En 1952, son père meurt. En 53 il remporte un concours pour un recueil de poèmes inédits; font partie du jury, entre autres, Ungaretti et Betocchi. Il devient ami de ce dernier, auquel il doit beaucoup. En 1954 meurt sa mère. Il obtient sa licence et commence à travailler dans le bureau juridique d’une entreprise. Il fait la connaissance d’Enzo Paci et Vittorio Sereni, qu’il fréquente; il devient collaborateur et secrétaire de rédaction de la revue “Aut Aut”. En 1959, 60 et 63 naissent ses trois enfants. Il travaille dans une autre entreprise.Il participe à la fondation et aux travaux de la revue “Questo e altro”; entre au comité de rédaction de “Paragone”, et y collabore régulièrement sur la poésie (il réunira une bonne partie de ces articles en 1976, dans un volume intitulé Poésie des années 60). En 1961 il publie sa première plaquette de vers, Il catalogo è questo; en 1966 son premier recueil unitaire, Le case della Vetra. En 1968 il abandonne définitivement le travail dans l’industrie et son activité juridique. De 1970 à 73 il s’occupe de cinéma dans le quotidien “Avvenire” et travaille pour les programmes culturels de la RAI. Il devient conseiller, puis dirigeant, puis de nouveau conseiller de l’éditeur Garzanti. Il traduit Baudelaire (pour Mondadori). Il quitte la maison Garzanti et devient conseiller de la Mondadori. En 1975 il publie Cadenza d’inganno. Il est critique littéraire de “Tuttolibri”. De la fin des années 70 à 1983 il travaille pour Guanda, dirigeant les collections de poésie ( il y invente, entre autres, la formule des “cahiers collectifs”) et la nouvelle série de l’ “Illustrazione italiana”. Il traduit le Bestiaire d’Apollinaire. Il commence à traduire pour les “Meridiani” de Mondadori la Recherche de Proust (en 1983, 86 et 89 sortent les trois premiers volumes). En 1980 il publie La fossa di Cherubino (proses), en 82 Nel grave sonno. Ayant quitté “Tuttolibri”, il collabore régulièrement au “Messaggero” et à l’ “Europeo”. En 1984 il traduit pour Luca Ronconi la Phèdre de Racine. Il écrit le chapitre sur les “Poètes du second XXe siècle” pour la réimpression mise à jour de l’Histoire de la Littérature italienne de Cecchi et Sapegno. En 1987 il publie (chez Einaudi) une nouvelle édition, profondément remaniée, de sa traduction de Baudelaire. Depuis la fin 87, critique théâtral du “Corriere della sera”. En 1988 il publie chez Mondadori A tanto caro sangue, recueil de poèmes déjà édités (mais en partie réécrits) et inédits, qu’il a aimé considérer comme son dernier et unique livre. En 1990 il publie pourtant chez Einaudi un petit ouvrage intitulé Versi guerrieri e amorosi, dont il parle (en privé, mais pas seulement pour rire) comme du premier de ses livres posthumes. Il prépare alors un nouvel ensemble d’écrits critiques sur la poésie.

1991

Traduit par Jean-Charles Vegliante

AUTOPORTRAIT

Quand je suis né, mes parents habitaient rue San Gregorio. C’était une maison ni neuve ni vieille, je crois qu’elle datait – comme beaucoup de maisons de cette partie de Milan – des années autour de la première guerre mondiale. Autrefois, de ce côté-là, il y avait la gare du chemin de fer ; je crois que de nos fenêtres on voyait les voies. Mais en 1932, quand je suis né, les voies n’étaient plus visibles, elles n’existaient plus : et de la fenêtre de la chambre où je dormais avec mon frère aîné, on donnait sur un terrain vague qui évoquait la périphérie, même si en réalité nous n’étions pas en périphérie. Ce terrain vague s’animait – surtout l’après-midi, et surtout les samedi après midi – de jeux d’enfants. Ils jouaient au ballon, à la guerre, aux Indiens. Je devrais dire peut-être : nous jouions ; il me paraît fort probable d’avoir participé à ces jeux, mais je n’en ai aucun souvenir précis. Ce dont je me souviens, en revanche, c’est d’avoir regardé les autres enfants jouer. C’étaient des jeux délicieux. Cette fenêtre est sûrement un des lieux, ou plutôt des situations, qui m’ont incité à vouloir être un poète, à vouloir écrire des poèmes. Longtemps j’ai pensé qu’un poème devait être comme cette fenêtre. Il me semblait qu’un poème était une vitre à travers laquelle on pouvait voir beaucoup de choses – peut-être toutes les choses ; mais une vitre, et le fait que la vitre fût transparente n’était pas plus important que celui d’être située au milieu, m’isolant, me défendant. Les jeux étaient au delà de la vitre, moi j’étais en deçà. Je crois que je ne réussirai jamais à faire comprendre les délices extraordinaires de cette situation. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que lorsque j’ai commencé à écrire de la poésie, ma plus grande aspiration était de retrouver ce type de délices ou, si l’on veut, de privilège. De chaque poème, j’aurais voulu faire un observatoire parfaitement défendu et transparent, un observatoire pour regarder la vie, c’est-à-dire, peut-être, pour ne pas la vivre. Bien sûr, l’histoire de ce que je considère à présent comme ma poésie commence plus tard ; elle commence, je suppose, justement par la négation, le renoncement à tout cela : la fenêtre, l’observatoire, la transparence. Mais l’histoire ne doit pas être encore tout à fait réglée, du moins dans mon inconscient, si récemment encore il m’est arrivé d’écrire ce poème après l’avoir, je crois, au moins en partie, vraiment rêvé.

Comme aveugle, effaré, contre

l’orage et la grêle, l’une

après l’autre je fermais

sept fenêtres.

Il importait que je ne sache pas lesquelles.

À l’aube seulement, tremblant,

avec l’horrible minutie de qui s’éveille ou meurt,

je comprends que j’ai dérivé

dans le noir habituel,

rue San Gregorio, premier étage.

En deçà de mes enfants,

du fait de pouvoir donner ou prendre la parole.

La véritable histoire de ma poésie commence par le renoncement au songe d’une auto-exclusion heureuse qui a dominé mon adolescence et qui appartient, peut-être, aux débuts de tout poète. Il est inutile de préciser que ce renoncement a coïncidé, pour moi, avec l’entrée dans l’âge adulte. Je voudrais essayer plutôt de lier aussi, et non seulement par coquetterie ou nostalgie, cette phase différente, plus mature de ma poésie et de ma vie au lieu où je suis né – à ma ville, et dans ma ville, à ma maison. En 1821, lorsque mourut le grand poète milanais Carlo Porta, il fut inhumé dans le cimetière de San Gregorio. Et je voudrais rappeler très vite que justement avec Porta commence, dans la poésie italienne, cette tradition lombarde qui passe à travers Manzoni et arrive jusqu’à Tessa, Sereni, Rebora, et qui est, je crois, bien différente de ce que l’historiographie du vingtième siècle entend par “ligne lombarde” – dont je n’ai jamais bien compris la teneur.

Puis, au sujet de la rue San Gregorio, il y eut une autre découverte : celle que, sur une certaine distance, la rue où j’habitais coïncidait avec le périmètre du Lazaret – le Lazaret de la grande peste de Milan, celle dont parle Manzoni dans les Deux Fiancés et dans L’histoire de la colonne infâme. Un pan du mur d’enceinte du Lazaret est encore visible. Je suis persuadé que cette seconde découverte a été, pour moi, encore plus importante que la première. Grâce au Lazaret, au fait d’être né, pour ainsi dire, sur sa frange, je crois m’être rendu compte de façon concrète, physique – une façon qu’aucun livre, aucune lecture m’aurait consentie – que ma ville n’était pas seulement ce que je voyais, immeubles, rues, places, gens vivants, mais était aussi pleine d’histoire, c’est-à-dire d’immebles, de rues, de places qui n’existaient plus et de gens qui n’étaient plus vivants, de gens morts. Je me suis rendu compte, en somme, que ma ville visible était pleine d’histoire invisible, et que cette histoire était, à son tour, pleine de douleur, de menaces, de peur. Depuis ce moment, je crois, est entré dans ma poésie le thème de la peste : peste métaphorique, bien sûr, peste comme contagion et condamnation, comme circularité et anonymat de l’injustice. (“L’approdo letterario”, XXII, n° 77-78, n. s., juin 1977).

Manzoni doit y être, il ne peut pas ne pas être dans mes poésies – y être, soyons clair, comme un reflet léger, évanescent, ou un simple remords. S’il n’y était pas, cela voudrait dire que je n’y suis pas non plus, que mes poésies sont, littéralement, celles de quelqu’un d’autre. Mais au delà de cette foi ou, si l’on préfère, de cette pétition de principe, je suppose qu’il serait possible de découvrir quelque indice, quelque élément plus objectif. Les thèmes de l’injustice, de la persécution, du procès inique, de l’innocence injustement traquée et punie ; l’image, explicite ou implicite, de la ville comme théâtre de la peste, comme contenant de toute possible contagion physique et morale ; le goût pour la nomination de lieux, circonstances et documents avec une méticulosité impassible et une secrète passion ; l’atténuation, la réticence et l’ironie employées pour rendre prononçables l’indignation, l’effroi et la pitié : tout cela […] vient, je n’ai aucun doute là-dessus, de Manzoni. Ce sont les preuves, les stigmates de ma passion manzonienne, de ma manzonité (ou, en paraphrasant Gianfranco Contini : les indices d’activité, dans mon mode de sentir et d’écrire, de la “fonction Manzoni”). Sans compter, par un excès d’évidence, les hommages littéraux, les citations : celle des contaminateurs dans le poème Une ville comme celle-ci, par exemple. (Raboni-Manzoni, “Il ventaglio”, 1985).

Une ville comme celle-ci

pas pour y vivre, au fond : plutôt

l’on marche près de certains murs,

l’on passe dans certaines ruelles (pas loin

du lieu du supplice) et parlant

avec la voix dans le nez

avides, pressés, on demande : ce n’est pas ici

que jetaient leurs petits paquets les contaminateurs ?

Mes poèmes les plus anciens […] remontent à l’enfance, à l’adolescence. Ce sont des poèmes écrits autour des années Cinquante, quand j’avais 18 ans, qui figurent des épisodes de la Passion du Christ. Autour de 1950, quand l’adolescence était en train de devenir maturité, des choses fondamentales me sont arrivées. À la Scala, il y a eu une saison de concerts exceptionnels où l’on a pu écouter tous les chefs-d’œuvre de la musique sacrée, des Vêpres de la Vierge Marie jusqu’au Requiem allemand de Brahms. Une expérience, pour moi, absolument fondamentale. Et puis l’on respirait dans le domaine littéraire, et celui de la poésie en particulier, cette envie de rupture, de sortie du lyrisme des années Trente sur lequel je m’étais formé. On sentait l’exigence d’une poésie plus discursive, plus narrative, davantage liée à la réalité. Et à cette époque, outre l’expérience extraordinaire de la musique sacrée, outre mes premières expériences de passionné de peinture et de sculpture – aussi, d’avoir vu pour la première fois le portail de San Zeno à Vérone ou les bas-reliefs de Chartres fait partie de cet apprentissage –, il y a eu surtout la lecture des grands poètes anglo-saxons, surtout Eliot, qui dans toute son œuvre démontrait la possibilité et l’exigence de faire de la poésie en parlant de soi et de son temps, mais à travers le corrélatif objectif, quelque chose d’objectivement déjà existant ou déjà raconté. Tout cela m’a mis sur la voie de l’Évangile comme source d’inspiration, comme possibilité de nouveau récit et de nouvelle expression. Puis j’ai écrit d’autres poèmes dans lesquels la narration évangélique est reparcourue en la déplaçant, en insérant des éléments du contemporain, en la rendant même un miroir de l’aujourd’hui. C’était un stratagème, une façon de parler de moi, enfin, et de mon temps et de ce que je voyais autour de moi, sans toutefois m’exposer encore à une exploration directe de la réalité, c’est-à-dire, justement, en m’appuyant sur un puissant corrélatif objectif qui avait déjà tellement servi dans l’histoire de l’humanité, en peinture, en sculpture, en musique. Oui, cette initiation au courage de parler par ma voix et non plus en empruntant la voix des poètes que j’aimais et admirais, je crois qu’elle m’est venue de cette idée de reparcourir le récit évangélique avec cette distance, cet éloignement, ces diverses perspectives, cette tendance à prendre de biais, à cadrer différemment et aussi, peu à peu, à découper le personnage principal et pointer sur les personnages de son entourage, comme je l’avais appris des grands modèles du passé.

Il a été très important ensuite de découvrir la ville comme métaphore, disons comme métaphore de la vie, comme contact avec tout ce que l’existence offre de problématique, d’inquiétant, d’exaltant. Et je suis devenu alors, après avoir été dans les premières années d’écriture poétique… un re-raconteur d’histoires déjà racontées, je suis devenu un poète d’histoires urbaines, de récits liés à la ville, à ses problèmes, à ses drames, à ses inquiétudes. C’est la période qui a probablement marqué de manière définitive ma personnalité d’écrivain et de poète. (Le stratagème de la Passion, in : Le parole e il sacro. L’esperienza religiosa nella letteratura italiana, Actes du colloque de S. Salvatore Monferrato, 8-9 mai 2003).

Cinéma en matinée

Presque toujours à cette heure

arrivent des gens un peu spéciaux (mais

de très bonne apparence). L’un s’assied

et n’arrête pas ensuite de changer de place,

l’autre reste debout, sur le fond de la salle, et flaire,

flaire de rares allées et venues, la petite fille

à demi idiote, la dame qui entre seule,

la jeune boiteuse… Je les regarde pour savoir

quelle est leur histoire, qui les chasse. Quand

la lumière s’allume je pense à comment leur cœur

doit se tordre, cherchant

à se sauver plus loin, à s’enfoncer

dans le noir qui revient dans une minute.

Voilà un exemple de… poésie urbaine, en somme de poésie où l’inquiétude de la vie d’une grande ville, ses bizarreries, ses aspects même sordides, parfois, ses figures de marginaux, de malheureux, de déclassés etc. occupe, dirais-je, occupe le premier plan. C’est à nouveau, si l’on veut, une façon de se raconter soi-même à travers autre chose, à travers ce qu’il y a autour de nous. Encore durant ces années – nous sommes à la fin des années Cinquante, début des années 60 – j’ai encore du mal à parler de moi directement et ce qui m’intéresse est de certifier mon rapport à la réalité : comme auparavant à travers la sublime métaphore du récit évangélique, ainsi alors à travers les figures, à travers la réalité de la ville redécouverte, de la ville aimée aussi, car, je l’ai dit, effectivement je suis devenu amoureux de cette ville : une passion qui dure encore aujourd’hui, tant d’années après, même si la ville a changé, même si elle est beaucoup moins vraie (à ce qu’il me semble) qu’elle n’était alors, beaucoup moins riche d’humanité et aussi de drames. Mais justement, c’est encore le lieu dans lequel je ne parviens pas à ne pas vivre. (“Panthéon. Les raisons de la vie”, interview à G. Raboni, Rai Nettuno SAT 1, 4 janvier 2004).

Si je passe par la rue Andegari, je pense que là habitaient mes grands-parents que je n’ai jamais connus, tous morts avant ma naissance. Ce fait de n’avoir jamais vécu avec des vieilles gens déboussole un peu, on n’a pas d’indications sur la vieillesse. E je suis déjà grand-père. (“La Repubblica”, 3-4 février 1991).

Les morts et les vrais

Dans la maison humide, le peu

qui reste sec semble plus sec encore :

dans les chambres à coucher au premier étage

le plancher aux lames presque blanches

non passées à la cire et

un peu écartées ; dessous, dans la salle

du billard, l’ivoire des quilles

mises en croix… (Tôt ou tard j’y retourne

voir la maison de nos amis

où a bien failli naître ton fils

– il est né deux jours plus tard – et où l’on attendait,

le soir, que l’orage amène

aussi un peu de fraîcheur à Milan. Ternes

le long des murs, avec des faces de souteneurs

ou de tartuffes, d’obscurs

ancêtres lombards

contrôlaient le compte des œufs

et des fromages : en usant d’astuce, et de maintes

plumes d’oie. On riait d’eux

avec dégoût. Mais au fond, était-ce juste

ainsi ? Mieux que les nôtres vrais, des gens

distraits, mélancoliques

par des vices plus subtils, qui peut dire

que tel n’est pas le genre d’ancêtres

que notre fils feindra d’avoir, riant

d’eux, leur tournant le dos

comme personne jamais n’a réussi à faire!)

Milan continue à être le décor de ma vie et donc de mon imagination, de ma sensibilité, de ma façon de réagir à ce qui arrive dans la réalité et dans mon esprit. Mais par rapport au temps de Le case della Vetra je pense que ce décor s’est beaucoup intériorisé, qu’il a perdu, pour ainsi dire, une grande partie de sa “littéralité” et, donc, de sa prononçabilité immédiate ; et cela, je crois, parce que – comme il arrive à tout le monde, sans doute, en vieillissant – depuis quelques années j’ai tendance à regarder beaucoup plus à l’intérieur de moi et beaucoup moins à l’extérieur, ou bien, en d’autres termes, parce que le Milan qui me concerne le plus et m’émeut davantage, je le retrouve désormais surtout dans ma mémoire. (Milano, la città e la memoria, 2001).

Le poème La guerre est absolument auto-biographique : c’est un souvenir de mon père, de son extraordinaire esprit de sacrifice, lui qui ne pouvait quitter la ville, il voyageait continuellement chaque soir et chaque matin entre la ville et la campagne où nous étions réfugiés, pour ne pas interrompre notre vie commune. Cet esprit de sacrifice, de dévouement qui m’émeut toujours, est mis en regard de mes défaillances personnelles par rapport à mes enfants. En général ma vie entre dans ma poésie, ou y est entrée de manière croissante : quand j’étais très jeune, d’une part j’avais moins de vie à mettre dans la poésie, d’autre part j’avais davantage de craintes de l’y mettre. Cela explique le système des corrélatifs objectifs dont est pétrie la première phase de ma poésie. Ensuite, ma vie est entrée ou comme souvenir, revisitation du passé, ou en prise directe comme enregistrement d’émotions. Maintenant je recommence au contraire à me refléter un peu, peut-être à me cacher, dans des histoires déjà codifiées. (Conversations d’auteur. Dialogues entre écrivains et élèves d’un lycée, éd. G. Prosperi, préf. G. Armellini, Bologne, Pendragon, 2003) :

La guerre

J’ai l’âge de mon père – j’ai ses mains,

presque : les doigts surtout, les ongles,

bombés et un peu épais, lunés (mais les miens

sans le marron de la nicotine)

quand, fripé et impeccable, il voyageait

sur des trains mitraillés et des cars,

apportant à nous tranquilles vacanciers

hors d’atteinte et de saison

dans sa belle sacoche légère

les étranges provisions de ces années, fromage fondu, confiture

sans sucre, pain sans levain,

images de la ville obscure, de la ville déchiquetée

si douces, je me souviens, à notre cœur.

Nous regardions ses années avec terreur.

Par en dessous, du bas de ma

condition de cadet, pour ses coronaires

je murmurais parfois une prière.

Maintenant, après si longtemps

qu’il est entré dans le rien et que je lui deviens

jour après jour fraternel, sous peu

frère plus grand, plus sage, je voudrais tant savoir

si mes fils aussi, quelquefois, prient pour moi.

Mais aussitôt, me contredisant, je me dis

que non, qu’il ne manquerait plus que ça, que personne

moins que moi a voyagé entre moi et eux,

que ce que je leur ai donné, quelle nourriture

était-ce ? il n’y avait rien à manger dans mes départs

comme un voleur et mes retours les mains vides…

Une pauvre guerre, plane et lâche,

me dis-je, que la mienne, si pauvre

d’obstination, d’obéissance. Et je prie

qu’ils laissent tomber, que non pour moi

leur vienne l’envie de prier.

Je crois que ce sentiment de défaillance, qui à un certain moment s’est focalisé sur le rapport avec mes enfants, était en quelque manière préexistant. En effet, avant même de m’être éloigné d’eux, j’avais le sentiment, tout à fait irrationnel, d’avoir raté quelque rendez-vous important, avec mes parents par exemple, avec qui j’ai eu pourtant un très bon rapport. Peut-être le fait que mon père et ma mère aient disparu si vite a-t-il été cause que je me sente un peu coupable, comme si je n’avais pas été capable de les retenir. Ensuite cette impression de défaillance s’est concrétisée plus rationnellement sur mes enfants, envers lesquels j’ai été vraiment insuffisant. Mais je crois que quelque chose, fût-ce de manière irrationnelle, s’était formé avant. (Interview dans “Poesia” XVI, n° 168, janvier 2003).

Parties de requiem […] est dédié à la mémoire de ma mère et se clôt par un poème qui se rattache lui aussi, de quelque manière, au dilemme entre responsabilité et irresponsabilité de la poésie face à la vie (et à la mort, naturellement). (“L’approdo letterario”, cité) :

Amen

Quand tu es morte nous habitions

dans un vieil appartement. Il n’y avait pas l’ascenseur. De l’espace

à revendre pour les paliers et les escaliers.

Donc tu n’as pas dû passer

d’épaule en épaule par recoins et fissures,

être calculée en empans, redressée

dans le sens des montants de porte. Disparaître

était plus lent et facile quand tu as disparu.

Plusieurs fois, depuis, cela m’a semblé

une vraie chance.

Et pourtant, si on y pense, en peu de choses

il y a moins de dignité que dans la mort,

moins de beauté. Descend au rez-de-chaussée

comme tu veux, porte ou tube, enfile-toi

où ça se trouve, boîte à chaussures

ou caisse d’emballage, horizontale

ou verticale, seule ou accompagnée,

libère-nous de l’esthétique et ainsi soit-il.

Ce poème, écrit en pensant, en repensant à la mort de ma mère, est en quelque sorte conclusif d’une série de textes, disons de caractère familial : sur l’histoire de ma famille, sur la disparition de mes parents. C’est aussi un poème où, de quelque façon, j’essaie de sortir de cet écheveau d’émotions et de souvenirs, comme si je sentais le besoin de m’approcher davantage de la vie non réfléchie, de la vie “en direct” aimerait-on dire aujourd’hui, ou à la première personne. (“Panthéon. Les raisons de la vie”, cité).

Je pensais

poussière, non cendre ; non

brûlé, pensais-je, ni centrifugé ;

poussière : et le devenir

peu à peu, voir peu à peu se perdre

la dureté des os. Et que la terre

ne fût ni peu ni trop,

ni lourde ni légère pour effacer

l’abomination de la fosse.

Et que la terre fût consacrée…

Et que la terre fût consacrée

et partagée, lot

numéroté et introuvable

de l’un des vagues immenses cimetières

qui par le nord, le nord-ouest

assiègent Milan, qui nous sauvent,

barricades de croix,

d’anges mutilés, de l’horreur

de pourrir en privé, dans un jardin.

L’un des rares piliers de ma foi – en admettant que l’on puisse parler de foi – est l’idée d’une communion entre vivants et morts, ce qui ne signifie pas que je pense qu’il y ait un outre-vie dans lequel on rencontre les morts. Je pense que les morts sont là, à savoir que l’on continue à vivre aussi avec les personnes qui ne sont plus, qu’elles continuent à faire partie de notre vie… À travers la mémoire, à travers la continuité des pensées et des émotions. Si celles-ci les impliquaient quand ils étaient en vie, pourquoi ne devraient-elles pas les impliquer après qu’ils sont morts ? Nous ne changeons pas parce que nous ne voyons plus une personne, nous restons nous-mêmes. Donc, il n’y a pas de doutes. Je n’ai aucun doute là-dessus… ou, quoi qu’il en soit, je ne veux pas en avoir. (Interview, Florence, 29 mai 2003).

La commémoration des défunts

Avec les tiens, nous le savons, un modus

vivendi tu l’as trouvé. Ce n’était ni facile

ni difficile, il n’y avait quasiment pas le choix. Mais ces types dont

tu n’as que faire, carbonisés

dans la carcasse d’un chasseur, grignotés par l’homme-lion, fauchés

par le typhus sur un haut-plateau, quel

salut y a-t-il pour toi en eux ? quel bénéfice

pour eux dans ton effort pour y voir et le temps

passé en quête sur le journal ?

Qu’ils soient remis, je dis (les morts) dans notre brassage

quotidien, replie le journal,

laisse qu’au loin les vivants enterrent les vivants.

Penser à l’âme – non pour la sauver : pour en jouir.

Il est impossible de regarder le temps sans voir la mort, comme il est impossible de regarder la pleine mer sans voir l’horizon. Pour ne pas la voir, on devrait passer toute sa vie de profil comme l’one-eyed jack, le pauvre valet borgne des cartes à jouer. Et le plus beau, c’est que la mort aussi, comme l’horizon, est toujours à la même distance.

J’ai toujours pensé que l’ultimité (je sais que ce mot n’existe pas, mais pour le moment je ne suis pas disposé à y renoncer ou à le remplacer) est la plus précieuse, la plus enivrante des douceurs. Mais comment la calculer sans épouvante ? Un condamné à mort pourrait être pour une nuit le plus heureux des hommes si le bonheur ne lui était pas caché ou pour mieux dire obstrué par l’imaginaire abord traumatisant et “obscène” de la mort. En somme, il est probable que le don de l’indétermination – la faculté qui à tout homme est concédée, mais que fort peu savent ou peuvent exploiter jusqu’au bout, de voir la mort toujours à la même distance – ne soit pas indispensable seulement pour vivre sans tourment, mais aussi pour s’approcher avec joie de la mort. On peut savourer la fin seulement à condition de la percevoir comme un bien exigu mais non compté, un espace bref et ultime mais infini.

Je suis ce que vous étiez, je serai

ce que vous êtes, murmuré-je à qui épie

mes pas depuis un lit de travée

d’un pavillon de Niguarda ou

de la vieille policlinique de la rue

Sforza, vous me surévaluez, j’ai

un seul rein, bientôt je perdrai

ma dernière bataille avec la myopie

et le cœur, eh, le cœur… Non, pardon, chères

âmes, pardon ! je ne peux faire

l’oint de la Mort ici, on ne doit pas

apprendre à mourir à qui déjà tellement

meurt et si peu espère, seulement

un autre printemps, une autre neige.

À présent seulement je commence peut-être à entrevoir la signification d’une image que depuis des années inexplicablement je nourris et qui me nourrit, celle de mon père qui, après sa première attaque cardiaque (la seconde, quelques mois plus tard, devait le tuer), reste couché, d’excellente humeur, bien appuyé sur deux oreillers, et qui lit, lit sans interruption, lit ou relit tous les romans imaginables… Je revois les piles de livres sur sa table de nuit, le bleu des vieux Einaudi, le vert de la “Romantica”, le jaune des Classiques Garnier… Et je me souviens de ma surprise, de mon superstitieux effroi : pourquoi lire autant, pourquoi s’approprier tant d’histoires, tant de vérités, s’il lui restait aussi peu de temps pour les “utiliser”, pour les mettre à profit ? Peut-être, pensais-je, lit-il seulement pour “passer le temps”… Mais non : un livre terminé, il disait en souriant qu’il était content, que ça en avait “valu la peine”… Mais comment ? c’était la même réaction que moi – mais moi j’avais vingt ans, et si j’étais content d’avoir lu un nouveau livre ou d’en avoir mieux compris un que j’avais lu trop vite, avec trop de fougue et d’innocence, c’était parce que chaque fois je me sentais un peu plus fort, plus riche, parce que je sentais que j’avais quelque chose de plus à revendre, à investir, à faire fructifier au cours de mon vierge et inépuisable futur, au profit de mon orgueil et pour l’édification du genre humain : tempus ædificandi… Eh bien, à présent je commence à comprendre – peut-être, plus simplement, je commence à être mon père. Cette année il aurait cent ans, l’année prochaine j’aurai son âge, l’âge auquel il est mort. Si j’ai traîné avec moi, de demeure en demeure, autant de livres c’était, je commence à m’en rendre compte, pour les mettre un jour ou l’autre en pile – les bleus, les verts, les jaunes – sur ma table de nuit. Au fait, je devrais avoir une table de nuit près de mon lit. Je devrais avoir un lit, un vrai lit – un lit avec une tête de lit en noyer à laquelle appuyer deux oreillers. Je ne goûte pas encore, mais j’imagine déjà la joie d’accumuler silencieusement en moi des biens sans bénéfice ni transmission et je sens qu’ils pourraient être la plus pure, la plus subtile, la plus parfaite des joies. (“Legenda”, avril 1992).

Ombre blessée, âme ici qui viens

en boitant, te glissant hors de ton pâle

abri chercher dans ces rêves le peu

que je grappille pour toi dans les passes

de réveils et cauchemars, les obscènes

cortèges des charades, si peu

que parfois quand tu arrives le feu

est déjà froid, arrachés les volets, pleins

de fades intrus, d’incertains répliquants

l’espace des cuisines, la table

de classe, le lit, donne-moi du temps, ne

disparais pas, le temps de régler tous ces

comptes honteux en suspens avec eux

avant de m’étendre à ton côté.

C’est bien un thème, celui des rapports familiaux, des souvenirs familiaux, qui a continué ensuite, même en avançant en âge, même jusqu’aux dernières choses. Mais en quelque sorte j’éprouvais le besoin d’en sortir, d’affronter peut-être une manière plus autobiographique de fréquenter et de faire de la poésie. Et probablement, ce qui devait arriver était qu’entre de force, avec violence, dans mon inspiration et ma pratique poétique le thème de l’amour. Aux poèmes de piété familiale, s’est substituée ensuite, disons, au cours des années suivantes, une poésie de récit amoureux, d’autobiographie amoureuse.

“Chansonnettes mortelles”. Ce sont des poèmes d’amour, et à ce moment je dirais que le privé, avec le récit du moi, est entré jusqu’à l’impudeur dans ma poésie. Ce ne sont pas là mes premiers poèmes d’amour, ce sont en un certain sens les derniers, à savoir ceux du dernier amour, celui qui continue à être dans ma vie. Mais il s’agit d’un certain côté de la conclusion d’une approche à la confession directe, pour ainsi dire ; et probablement fallait-il justement ce rapport traumatisant que l’on a avec l’objet de son amour, avec la personne aimée, pour me faire sortir ainsi à découvert. À partir de ce moment, en un certain sens même les poésies à sujet non amoureux, mes poésies à sujet … réflexif, méditatif, voire civil, sont nettement des poésies à la première personne. J’ai en quelque sorte brisé le diaphragme du corrélatif objectif ; je suis devenu quelqu’un qui parle de soi, je suis devenu un poète de la première personne. Je ne crois pas que cela soit un progrès ; je crois que la poésie peut être tout aussi sincère, aussi authentique et révélatrice si elle se maintient, justement à couvert, si elle maintient la fiction ou… le jeu de bandes avec la réalité objective. C’est ce qu’il m’est arrivé ; et il est assez probable que cela regarde aussi les âges eux-mêmes d’une personne, c’est-à-dire qu’il y ait là quelque chose de… pourquoi pas biologique ? dans ce déplacement, d’un rapport privilégié avec la réalité extérieure, la réalité objective, avec les images du monde pour ainsi dire, vers une… vers la méditation toujours plus intérieure, toujours plus à la première personne. Pour finir on reste seul devant la solitude, devant la mort, c’est le destin de chacun de nous, je pense ; et par conséquent, que la poésie suive aussi en quelque sorte ce tracé – de la vie à la mort, du collectif au dramatiquement individuel –, je crois que c’est bien dans la nature, dans la nature des choses; (“Panthéon. Les raisons de la vie, interview cit. 2004).

Chansonnettes mortelles

Moi qui ai toujours adoré les dépouilles du futur

et n’ai que du futur, de rien d’autre

quelquefois la nostalgie

je me rappelle maintenant avec terreur

quand à mes caresses tu cesseras de te mouiller,

quand de mon plaisir

tu seras divisée et peut-être pour beauté

d’être tant aimée ou pour douceur

de m’avoir aimé

tu feindras quand même de jouir.

Les fois que c’est avec fureur

que dans ton ventre je cherche ma joie

c’est parce que, amour, je sais que davantage

n’aura pas de temps le temps

de couler également pour nous deux

et que seulement dans un rêve, ou de la course

du temps me précipitant d’abord

je peux faire en sorte qu’un jour tu ne veuilles pas

d’un autre amour croire en l’amour.

Un jour ou l’autre je te quitte, un jour

après l’autre je te quitte, mon âme.

Par jalousie de vieux, par peur

de te perdre – ou parce que

j’aurai cessé de vivre, simplement.

Mais je reste, en attendant,

comme reste une branche

sur laquelle reste un moineau, je m’enchante…

Pas cette fois, pas encore.

Quand nous glissons hors de nos bras

c’est seulement pour chercher une autre étreinte,

celle du sommeil, de l’apaisement – et il faut

comme si c’était pour toujours

penser au repos de l’épaule,

avoir des égards pour tes cheveux.

Il vaut mieux que tu ne saches

avec quelles prières je m’endors, quelles

paroles marmonnant

dans le quartier muet de la gorge

pour ne pas être écartelé une autre fois

par l’avide sommeil devin.

Le cœur qui ne dort pas

dit au cœur qui sommeille : Aie peur.

Mais moi je ne suis pas mon cœur, je n’écoute

ni ne donne de sort, je sais bien que te manquer,

non te perdre, était l’ultime mésaventure.

Tu bouges dans le sommeil. Ne te tourne pas,

ne me vois pas tout près et sans lumière !

Oeil pour œil, mot pour mot,

je répète le rôle de la vie.

Je pense si j’aurai le courage

de me taire, sourire, te regarder

qui me regardes mourir.

Je ne demande que cela : t’être toujours,

autant que tu m’es chère, léger.

Tu te tournes dans le sommeil, dans un rêve, au peu de lumière.

Je n’ai pas de grandes lectures scientifiques, mais j’ai toujours été frappé, dans les quelques choses que j’ai lues de physique, par l’idée que l’irréversibilité du temps ne puisse être démontrée. Nous vivons en respectant cette réalité, mais la physique n’est pas en mesure de démontrer que le temps est irréversible. Et cela m’a toujours beaucoup frappé : un peu terrorisé, un peu consolé. Nous sommes toujours dans le vacillement. Rien ne dit que l’on ne puisse retourner en arrière, visiter le passé. Je crois l’avoir même écrit quelque part, dans un poème de À tant de sang chéri, Adjurations du soir, où l’on parle de retourner visiter sépulcres et lazarets. Cette idée, que j’ai trouvée même dans des livres de physiciens célèbres, selon laquelle on peut voyager aussi dans le temps, pas avec des machines temporelles, mais en quelque lieu du possible… C’est là peut-être la fois où j’ai le mieux réussi à l’exprimer. (C. Di Franza, Interview à G. Raboni, Venise-Naples, 2002-03).

Après la vie, quoi ? mais de l’autre vie,

bien sûr, inespérée, floue, égale,

tremblement qui n’arrête pas, blessure

qui ne se referme pas ni ne fait mal

– non plus, non autant. Lentement comme

aspirés en arrière par une immense

visionneuse chaque chose recouvrera son nom,

chaque aliment apparaîtra sur la table

où il était, décoloré, sans odeur…

Belle découverte. Il y a un moment que l’esprit

sait que là où est le rôti il n’y a pas de feu

et vice-versa, qu’entre tout et rien

c’est un charitable armistice. Seul le cœur

résiste, s’obstine, pauvre contaminateur.

J’ai commencé à réfléchir sur la mort… disons même avant sur le récit évangélique, sur la mort du Christ, puis sur la mort des miens, sur la mort qui a frappé très tôt dans ma vie avec la disparition d’abord de mon père puis de ma mère. Et donc c’était en un certain sens la mort des autres, la mort comme disparition de personnes aimées, de points de référence indispensables; Puis avec le temps, tout naturellement je crois, c’est devenu une réflexion sur ma mort, sur ce que cela signifie, sur ce que cela signifiera ; et je dirais que ma réflexion est devenue, du moins je le crois, toujours plus sereine, dans le sens qu’avec l’idée de la mort comme… comme ligne d’arrivée qui se rapproche, comme expérience qui se fait toujours plus imminente, s’est faite toujours plus forte en moi l’idée de la communion des vivants et des morts, pour le dire en une phrase. C’est-à-dire que je ne fais plus tellement de distinction entre vivants et morts, non seulement dans les personnes de ma famille ou qui me sont chères, dans les amis qui à un certain moment disparaissent. Je ne les sens pas, je dois dire la vérité, plus loin que du temps où ils étaient en vie, et donc est devenue pour moi, justement, toujours plus essentielle, toujours plus chère l’idée qu’il existe je ne sais si un au-delà ou un en deçà ou un dedans-nous où les morts continuent à vivre avec nous. C’est devenu même l’un des thèmes réellement explicites de ma réflexion et de ma poésie. (“Panthéon. Les raisons de la vie”, interview cit.).

J’ai toujours pensé que la vie n’est pas quelque chose où l’on entre et ressort, quelque chose que l’on traverse comme un espace fini, mais comme quelque chose où l’on séjourne indéfiniment. Cela n’implique pas, selon moi, par la force des choses, une idée de transcendance : simplement, la vie est cette chose, la chose où l’on séjourne, où l’on ne peut ne pas continuer à séjourner même quand théoriquement la vie finit. Telle est – si vous voulez – ma foi à moi. Je ne sais si elle est une foi dans le sens plausible du terme. C’est ma façon d’être dans cette réalité qui selon moi ne peut s’appeler d’autre manière que la vie. Un jour dans un poème j’ai écrit que je “cherche” parfois “à imaginer le bonheur des morts” et je pense que même pour les morts le bonheur c’est la vie. (Rai, été 2003).

Tellement difficile à imaginer,

vraiment, le paradis ? Mais s’il suffit

de fermer les yeux pour le voir, il est

là derrière, sous les paupières, il semble

qu’il nous attende, et personne d’autre, fête

matutinale, gloire crépusculaire

sur la ville intouchée, sur la mer

d’avant la diaspora – et s’éveille

alors, tu n’entends pas ? une lointaine

voix, lointaine et bien plus proche comme

si non pas l’oreille en vibrait mais

un autre labyrinthe, une membrane

secrète, tendue dans le noir à demi

entre le rien et le cœur, silence et nom…

L’important est d’être bien convaincu que la poésie n’est ni un état d’âme a priori ni une condition de privilège ni une réalité à part ni une réalité meilleure. C’est un langage : un langage différent de celui que nous utilisons pour communiquer dans la vie quotidienne et infiniment plus riche, plus complet, plus parfaitement humain ; un langage en même temps soigneusement prémédité et profondément involontaire, capable de relier entre elles les choses qui se voient et celles qui ne se voient pas, de mettre en relation ce que nous savons et ce que nous ne savons pas.

Un dernier corollaire, peut-être superflu : la poésie, en soi, n’existe pas – elle n’existe, d’une fois à l’autre, et chaque fois inouïe, chaque fois imprévisible et irrécusable, chaque fois identique seulement à elle-même, dans les paroles des poètes. (“Corriere della sera”, 3 février 2004).

S’il-te-plaît, éveille-moi, m’arrive-t-il

encore d’implorer en rêve, à cet âge

tendre, aide-moi, fais que ne soit pas vraie

l’obscène matière de la nuit. Effleure

alors vraiment mon corps transi une main

et tout-à-coup voilà, je sais que je t’ai

appelée et qu’ensuite je ne saurai

plus rien.

Traduit par J.Ch. Vegliante

AU LIVRE DE L’ESPRIT

Est-il si difficile à imaginer,

vraiment, le paradis? mais s’il suffit

de fermer les yeux pour le voir, ici

derrière, derrière les paupières, on dirait

qu’il nous attend, nous et nul autre, fête

aurorale, gloire crépusculaire

sur la cité imblessée, sur la mer

d’avant la diaspora – alors s’apprête,

ne l’entends-tu pas, une lointaine

voix, lointaine et plus proche, comme si

ce n’était pas l’oreille qui vibrait, plutôt

un autre labyrinthe, una membrane

secrète tendue dans le noir à mi-

chemin entre néant et cœur, silence et mot…

Héros dispersés, vous déjà plus ou pas encore

mes conscrits au-delà des barbelés

de la lumière, comme vous me hélez

d’un faible souffle, et qu’avec peine affleurent

sous la rumeur du vent qui les dévore

ou les ammasse ainsi que feuilles du côté

de l’ombre, les voix tant écoutées!

A ces dépouilles bruissantes encore

se réduirait tout le cérémonial

del mots?… Qu’importe. Je n’ai pas besoin

de vous entendre, je vous touche comme touche

un aveugle le dos d’un animal

fidèle, ou quelqu’un de sourd la bouche

due muet qui dans son rêve le prévient.

Plus les gens qu’il y avait là s’exilent

ou se cachent et moins il serait sensé

de la quitter vivant, cette ville

sans vie. Oui, il m’arrive d’y penser,

j’imagine un autre ciel, un encens

moins âcre, mais qui me les rendra,

ces souffles, ces chuchotements, l’immense

rumeur silencieuse de qui n’a

que dans mon souvenir une maison? Si nombreux

que soient les vivants que j’aime, ils ne seront

jamais nombreux comme eux, les expulsés

du temps, les clandestins, les abonnés

hors annuaire à des téléphones qui n’ont

de numéros qu’à cinq chiffres pour eux.

Éteinte l’opulente pourpre, la fênetre

diffuse la précieuse non lumière

du soir d’hiver – notre détresse,

elle se réduit à ces quelques mètres

carrés, la vie se refait tout à coup

simple germe, et n’envoie plus à notre cœur

ses noir éclairs de verroterie, ses lueurs

de paillettes. Elle se tait, se coud

la bouche comme un prisonnier, ou un valet

retenu en otage par la reine

de pique… Guéris-moi, que je seconde

qui la guérit, prié-je: comme si chaque peine

ne mordait plus jusqu’au sang, chaque seconde

ne nous faisait pas les os plus trempés.

Rien ne sera jamais plus vrai que n’est

vrai ce vingt-cinquième jour de décembre

de l’année mille neuf cent quatre-vingt-sept

avec sa circulation calme d’ombres

dans des couloirs, des salles, des chambres qu’encombrent

le vide et le fleuve des souvenirs qui va

rompant sans bruit les digues. Mais pour toi,

comment l’oublierais-je? c’est en novembre

que la douleur se sème, la plus acerbe,

la plus contre-vie – mais qu’elle ne vienne

que maintenant en mort à s’achever

et au-delà en autre naissance, il sied

de faire fête ici, de brûler ici les réserves

d’encens et de fièvre à tour de peines.

Sur la place? le cours? Qui le sait,

sûrement pas moi qui ne sait pas même

quelles au juste peuvent être les veines

et quelles les artères dans cette cité

où je m’entête à vivre, si nous entraîne

son sang ou si au contraire il vient à

s’infiltrer, à se perdre, si s’en va

vers les léproseries ou les obscènes

résidences des satrapes son pus

incolore. Quoi qu’il en soit, ceux-là

n’auront qu’une fin, pas plus – et entretemps

que t’importe où s’arrète l’omnibus

où sont assis côte à côte, plastronnant,

ces moribonds en jaquette et gibus?

«Douane du mort», voilà ce qu’à

inopinément lu sur l’enseigne

d’une échoppe décolorée ma vue lasse –

à ma plus grande honte – qui s’enneige

sous excès de lumière et coule à pic si règne

ou menace la nuit. Mais mon esprit

émet bientôt quelque doute, en appelle

à la norme, et conjecture, et s’ingénie

à mieux combler de terre toute fosse

et à souffler les cierges sur l’autel

pour rétablir, comme si ce pouvait

se concevoir, une version moins fausse…

Cela m’est advenu réellement, tel

jour, rue de la Truie, venant du Petit Quai.

Mort en Erythrée? Bien sûr, pourquoi non?

Ce n’est pas à Auschwitz, Hiroshima

ni à l’Indochine que remonte

le compte des pogroms, le procès-verbal

des massacres qui traverse de bas

en haut ce peu de vie que je crois

avoir vécue, tout ce que j’ai

gaspillé à vouloir faire rimer

ensemble tous les mots de cete terre…

Quelles clameurs dans sa Patmos saint Jean

a-t-il ouïes, sur combien de tueries

s’est-il tu dans son cœur… Et penser que la guerre

a pris fin alors que j’avais treize ans.

Puis la paix a été conclue, à ce qu’on dit.

Comme un qui rêve et qui n’ignore pas

qu’il rêve et dans le rêve se rebelle

contre le rêve pour se délivrer de cette

camisole de force ou de Nessus qui déjà

glisse un peu, s’effile un peu, en appelle

désespérément à la faculté

qu’auraient ses nerfs de le catapulter

là où tremble en grimpant l’étoile

du petit jour, ou peut-être ici

s’arrache dans un spasme aveuglément

à sa mère pour naître – ainsi

sera, je crois, âme, le plus urgent

des jours celui où, un seul à la fois,

toi et ton esprit passerez le chas.

Fréquenter les morts, préférer les morts

aux vivants, quelle indécence! Vielle rengaine.

Je vois qu’à présent nul ne fait effort

pour nous exposer les torts, les périls obscènes

de l’absence, depuis qu’à sombré

l’Histoire… Aussi nous revient-il, que cela

nous importe ou peu, qu’ils portent ou pas,

les rappels tristes de notre obstinée

conscience, d’élever ce peu de voix

contre le silence infinitésimal

pour contester l’interminable, atroce

massacre de la vie… (Le capital,

ce qui lui reste en travers de la gorge:

l’os décharné, qui sait? de la parole.)

Se glisser dans les draps en frissonnant

de fièvre et de félicité à la pensée

d’être exempté de l’être, libéré

d son souffle, de ses affres – mais quand?

seulement dans la nuit des temps, quand on était

un garçonnet et qu’ainsi estompant

présent et avenir en un délai

sine die, on en faisait la dent

moins aiguë? Ou si on l’attrapait, cette

maladie, adulte aussi, et serait-elle

une grâce peut-être pour qui s’apprête

a quitter cette vie et qu’encore harcéle

le mouvement qui la brûle, l’impure

douceur qui la féconde et rend obscure?

La Dogana, Genève 2001

Traduction de Philippe Jaccottet

BRÈVE ANTHOLOGIE

Représentation de la Croix:

3. Zacharie

Tous ces anges, dans si peu de ciel!

L’air est encore convulsé par les ailes

des grands anges de l’annonciation

et déjà plus foncés, plus discrets se hâtent

les mini-anges de l’avertissement :

l’un a pris son vol pour conseiller aux mages

de passer à distance

du palais d’Hérode, un autre vole

vers l’Egypte, il doit trouver Joseph

et lui dire qu’Hérode, l’assassin, est mort,

qu’il peut revenir avec Marie et Jésus

en Israël, à Nazareth, chez lui…

Entre un vol et l’autre, le carnage.

Rappresentazione della Croce, Garzanti 2000

Créditeurs

Nous essayons de parler

en deux minutes, pendant que quelqu’un rajuste

les rideaux aux fenêtres et que les amis

sont déjà dans l’escalier. Toujours trop peu

de temps quand on doit faire

ses comptes avec les morts. Si bien que je dis

à ma mère d’être patiente – à elle

qui, près de mourir, encore

veut savoir comment j’ai dîné…

Cadenza d’inganno, Mondadori 1975

Je n’ai pas de grandes prétentions. Il me suffit

d’être l’homme vêtu de bleu, ou de rouge, qui se reflète

entre dos et dos, flou, tendrement

fongible – le bleu

ou le rouge, peu importe

lequel –

dans la roue lobée de la passion.

Johannes fuit hic. Non pas

dans son regard d’albinos,

dans la main de cire qui touche ta main.

Nel grave sogno, Mondadori 1982

Anagramme

1.

La rose de bave qui s’ouvre

dans le feu de débris,

métamorphose en alun

d’une humide, longue agonie

ne devrait pas dépareiller,

je pense, dans ta revue

de petites morts – cette fois

non pas d’homme, mais d’animal.

Et en plus, donc avec rien,

je te donne, si tu veux, l’autre chose

qui n’existe pas, qui n’est

que dans mon esprit,

deux mots (ou bien trois ?)

que je voudrais tant comprendre

(plus de trente ans que j’espère)

avant à mon tour de mourir,

des mots nets dans un confus

chuchotis, forts dans un râle

(plus de trente ans que j’écoute)

toujours plus étouffé: non pròbiso.

2.

Et voici, les lisant, ayant trouvé le courage

de les écrire, noir sur blanc, avec l’astuce et la dignité

de quelque pauvre rime, voici, d’un coup, j’ai l’impression

que tout est très clair: mais oui,

une anagramme, l’anagramme d’un bout de prière,

pro nobis! Et le no qui avance, qui vient d’abord, qui prend

la place de l’ora et de l’hora, pas besoin,

pas nécessaire de l’expliquer ce non

d’une femme ni vieille ni jeune, ni seule

ni heureuse qui meurt…

3.

Trente-deux ans, alors, que chaque soir,

ne sachant pas, croyant prier,

je refais le parcours d’une agonie?

Oui, pour ça, non pour les âmes que j’aime.

4.

Mais après, vois-tu, plus rien

n’est clair, tout, écoute, se confond

dans le bruit du sang, il ne reste

qu’un caillot de syllabes, non nobis,

non possum, j’éprouverai…

A tanto caro sangue, Mondadori 1988

Ombre blessée, âme ici qui viens

en boitant, te glissant hors de ton pâle

abri chercher dans ces rêves le peu

que je grappille pour toi dans les passes

de réveils et cauchemars, les obscènes

cortèges des charades, si peu

que parfois quand tu arrives le feu

est déjà froid, arrachés les volets, pleins

de fades intrus, d’incertains répliquants

l’espace des cuisines, la table

de classe, le lit, donne-moi du temps, ne

disparais pas, le temps de régler tous ces

comptes honteux en suspens avec eux

avant de m’étendre à ton côté.

Ogni terzo pensiero, Mondadori 1993

S’en aller, revenir, deux pensées

douces jusqu’à la mort en trois mots

seulement, lignes nord milan, hier

imprimées limpides dans la lumière

du matin, à présent sur les pauvres

échasses du souvenir. Il ne faut

pas grand-chose pour voir que les autres

ne savent rien de ce qui fait mal

dans notre mémoire, que pour eux

Auschwitz est un nom quelconque, un son

sans histoire. Je les sens, plus légers

que l’air, m’effleurer, fendre le bon

de l’air, oh non exilés, frontaliers

de l’air en route entre brume et or.

Quare tristis, Mondadori 1998

Infiniment j’aimerais

jouer du piano, et quelquefois

sans trop de modestie je considère

que si durant la guerre

je n’avais pas à cause des bombardements

interrompu pour toujours les leçons

si fort voulues par ma mère

en compensation ou revanche, aujourd’hui je le sais,

d’un lointain sacrifice de sa part,

à cette heure, qui sait… Mais ensuite je me dis

que c’est une autre de ses passions

que j’ai, comme je l’ai pu,

prise en charge – et je pense, réflexion faite, que

dans tous les cas c’est vraiment ça

depuis qu’elle est morte

la façon dont j’aime les choses

que j’aime le plus, gardant mes distances,

en ayant un peu peur,

y croyant mais toujours à la dérobée,

comme je crois à l’existence de Dieu.

C’est, dans une coulée de ruines,

avec toutes ces taches couleur sépia ou rouille

dans les rues et sur les murs,

incroyablement encore l’enfance.

Encore pour combien de temps ? Qui sait.

Peut-être jusqu’au moment où les choses

qu’il est impossible de croire

ou qu’il vaut mieux faire semblant d’ignorer

se transformeront d’un coup

en choses qu’il faut savoir même en rêve

et même les simples noms

de la vie que nous avons sous les yeux

depuis que pour la première fois

nous nous sommes rendu compte de la vie,

le champ derrière la maison, le four

où l’on met à réchauffer le pain,

deviendront des trappes d’angoisse,

des foyers de terreur.

(2002)

Barlumi di storia,

Mondadori 2002

Je les reverrai, ils me reverront, peut-être eux

déjà se revoient-ils

là où le gravier s’ouvre en croissant

et à l’heure du va-et-vient des hirondelles

peuvent-ils avoir à l’œil

les circonvolutions de la joie

en espérant qu’elle arrive, en espérant

qu’elle n’arrive pas, que pour toujours

elle reste loin juste ce qu’il faut, elle, oui,

qui jamais ne s’arrête, immortelle

– mais à quel âge l’un l’autre, ressemblant

à laquelle des images que le temps

a gravées au fur et à mesure, de chacun

dans la mémoire de chacun ?

Le voilà, le thriller de l’éternité…

Ultimi versi, Garzanti

2006

tr. J.Ch. Vegliante